Agriculture régénératrice : vers une solution systémique ?

Notre modèle agricole est aujourd’hui incompatible avec les limites planétaires et le plancher social

Notre système alimentaire européen s’est bâti, depuis l'après-guerre, sur un modèle hyper-productiviste dont l’objectif était de nourrir une population en croissance tout en garantissant notre autonomie alimentaire. Cette approche a permis d’augmenter les rendements de manière spectaculaire et de sécuriser l’approvisionnement du continent grâce à la stabilité de la production.

Cette approche a aussi engendré une déconnexion profonde entre le système agricole et les écosystèmes naturels. Nous nous sommes focalisés sur l'augmentation des rendements, en oubliant notre relation avec le vivant, générant des déséquilibres écologiques sans précédent, comme l’explique Philippe Baret1, professeur à l'Université catholique de Louvain. En négligeant les écosystèmes dans leur ensemble, nous avons créé un système agricole qui exacerbe les dérèglements climatiques, accélère la destruction de la biodiversité et menace le plancher social, c’est à dire les conditions minimales nécessaires au bien-être humain, comme l'accès à la nourriture, à l'eau potable, à la santé.


Figure  SEQ Figure \* ARABIC 1 : Agri-food system is the greatest cause for the degradation of our planetary health (EARA, 2024).

Les conséquences sur l'environnement sont alarmantes2,3:
  • principal moteur de la perte de biodiversité, notre système global alimentaire à lui seul représente une menace pour 24 000 des 28 000 espèces (86 %) en danger d'extinction.

  • 30 % des terres arables mondiales ont disparu au cours des 40 dernières années en raison de pratiques agricoles non durables.

  • 70 % des ressources en eau douce sont utilisées par le secteur agricole, exerçant une pression immense sur cette ressource.

  • 28 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent de la production alimentaire.

  • 45 % des sols en Europe sont dégradés, affectant gravement leur fertilité et leur capacité à soutenir une agriculture productive.

Les impacts sociétaux de ce modèle sont tout aussi préoccupants4 :

  • 11 000 milliards de dollars de coûts liés à la santé chaque année, principalement à cause des pollutions agricoles et industrielles, dépassant largement les gains économiques associés.

  • 820 millions de personnes souffrent encore de la faim, malgré une production alimentaire globalement suffisante.

  • La production alimentaire pourrait chuter de 12 % d'ici 25 ans si la dégradation des terres arables se poursuit, entraînant une hausse des prix alimentaires de 30 %.

  • Les agriculteurs français ont un taux de suicide trois fois supérieur à la moyenne nationale, en raison de la précarité économique, de l'isolement social et de conditions de travail parfois insoutenables.

Figure  SEQ Figure \* ARABIC 2 : Les impacts écologiques négatifs de notre système alimentaire français (Le BASIC, Secours Catholique, CIVAM, Solidarité Paysans, Fédération Française des Diabétiques).

Ces chiffres effarants nous obligent à repenser notre modèle agricole. L’enjeu est d’accompagner sa transformation pour le rendre compatible avec les limites planétaires et le plancher social.

L'agriculture régénératrice peut alors être une véritable solution pour réinventer notre lien avec la nature. Elle propose une approche holistique, qui repense en profondeur notre relation avec le vivant tout en assurant une production alimentaire durable et équitable, si tant est que nous en fixons les ambitions et la méthode.

Agriculture régénératrice  : une multitude de définitions pour une même ambition ?

L’agriculture régénératrice peut être définie comme « un système de principes et de pratiques agricoles qui cherche à réhabiliter et à améliorer l'ensemble de l'écosystème de la ferme d'un point de vue durable, incluant l'amélioration de la santé humaine et de la prospérité économique. C'est une méthode agricole qui accorde une grande importance à la santé des sols et améliore les ressources qu'elle utilise (eau, biodiversité, etc.)», selon la définition du Conseil technique et scientifique de l'initiative « 4 pour 1000 »5. Pour l'Alliance Européenne pour l'Agriculture Régénératrice (EARA)6, l'agriculture régénératrice ne se limite pas à des pratiques agronomiques spécifiques, mais représente un mouvement visant à transformer le système agroalimentaire dans son ensemble. Elle s'aligne sur des principes de justice sociale et environnementale, tout en s'attaquant aux déséquilibres de pouvoir dans la chaîne alimentaire, en promouvant des politiques qui soutiennent la santé des écosystèmes. EARA considère que cette transition doit être menée par les agriculteurs eux-mêmes, tout en respectant la diversité des contextes agro écologiques et culturels européens.
Bien que le terme soit aujourd'hui en vogue, le concept trouve ses origines dans les travaux de Medart Gabel (1979)7, et de Robert Rodale (1983)8 qui a développé la notion d'agriculture biologique régénératrice .

L'absence de définition partagée entraîne une diversité d'interprétations et d’applications (cf. figure 3, illustrant la pluralité de définitions). D'un côté, cette flexibilité permet à différents acteurs d’adapter leurs pratiques agricoles à leurs réalités locales. De l'autre, elle ouvre la voie à des interprétations superficielles, parfois exploitées par certaines entreprises et acteurs à des fins de greenwashing. 

Figure  SEQ Figure \* ARABIC 3 : Réseau de co-occurrence des termes issus des titres, résumés et mots-clés de 29 articles incluant « agriculture régénérative » (P. Titonnel et al, 2022).

Afin d'apporter de la clarté face à la montée en popularité de l'agriculture régénératrice , Pablo Tittonell et ses collègues9 ont proposé de la décliner en trois catégories, chacune partageant, à des degrés divers, des principes de l'agroécologie : l'agriculture régénératrice philosophique, l'agriculture régénératrice de développement et l'agriculture régénératrice d'entreprise.

L’agriculture régénératrice  philosophique

Plus proche des approches permaculturelles ou biodynamiques, fondées sur des valeurs écologiques et éthiques, elle est souvent portée par des réseaux engagés ou des individus. Elle met l’accent sur la diversité, la synergie entre les pratiques et les écosystèmes vivants, tout en insistant sur des principes holistiques. Elle risque parfois d'être associée à un militantisme politique, ce qui peut polariser les débats et freiner son adoption plus large dans les secteurs agricoles conventionnels. Cette perception peut marginaliser des pratiques pourtant bénéfiques, en les réduisant à un mouvement idéologique plutôt qu'à une approche pragmatique et scientifique de la transition écologique.


Un exemple concret ? La Dynamique pour une Transition Agroécologique au Sénégal (DyTAES) est un réseau regroupant d’organisations de producteurs, de consommateurs, de femmes rurales, d’ONG, des institutions de recherche, de réseaux de la société civile, des élus locaux et des entreprises. Ce réseau promeut la transition agroécologique au Sénégal à travers le plaidoyer, la sensibilisation, le partage d’expériences et l’accompagnement des territoires en transition. En novembre 2020, la DyTAES a réussi à convaincre le gouvernement sénégalais de consacrer 10 % des subventions agricoles aux fertilisants organiques, marquant un progrès significatif vers l’adoption de pratiques agricoles durables à l’échelle nationale.

L’agriculture régénératrice  de développement

Elle se concentre davantage sur l'amélioration des pratiques agricoles souvent à travers des programmes menés par des ONG, des associations ou des agences internationales. Ces initiatives cherchent à renforcer la productivité et la résilience des exploitants agricoles tout en intégrant progressivement des pratiques agroécologiques pour assurer une transition durable à plus grande échelle.


Un exemple ? Le cas de l'Andhra Pradesh en Inde est significatif. Souvent qualifié de « plus gros projet d’agroécologie au monde », le projet vise à convertir 6 millions de paysans à une agriculture économe, sans engrais chimiques ni pesticides, pour nourrir la totalité de ses habitants d’ici 2027 (voir encadré 3). Cependant, malgré l'envergure de ce projet, cette approche n’intègre parfois pas pleinement les dimensions sociales et politiques, notamment en raison des subventions nationales qui encouragent encore l'utilisation d'intrants chimiques et la promotion de l'agriculture conventionnelle.

L’agriculture régénératrice  d’entreprise

De plus en plus adoptée par les grandes enseignes agroalimentaires, elle révèle des niveaux d'engagement très variables. Certaines entreprises mettent en œuvre des pratiques spécifiques comme le non-labour ou les cultures de couverture, sans toutefois adopter une vision systémique englobant la biodiversité, la santé des sols ou l'équité sociale. Le risque de greenwashing demeure très élevé, avec des entreprises qui utilisent le terme d’agriculture régénératrice  « à tout bout de champs » ! Soigner leur image, tout en évitant des transformations profondes de leurs chaînes de production, semble être une position facilement adoptée (voir encadré 4).


Un exemple ? En 2002, Nestlé, Unilever et Danone ont créé la Sustainable Agriculture Initiative (SAI) Platform, un organisme à but non lucratif visant à partager des connaissances et des meilleures pratiques pour promouvoir l'agriculture durable. Si la SAI peut être perçue comme un premier signal faible d'une transition vertueuse vers des pratiques plus durables, elle est néanmoins critiquée pour son manque de remise en question des dynamiques socio-économiques et écologiques sous-jacentes au système agroalimentaire industriel.

Les défis et opportunités de l'agriculture régénératrice 

L’agriculture régénératrice présente à la fois des opportunités et des défis dans les domaines technique, économique, politique et social. Sur le plan technique, elle offre une productivité durable en améliorant la santé des sols et la biodiversité, tout en renforçant la résilience face aux chocs climatiques, comme le montrent des augmentations de 46 % de production de fourrage et une amélioration de 275 % des fonctions hydriques des sols. Toutefois, l'absence de standardisation claire complique son évaluation, et le risque de greenwashing, où des entreprises revendiquent l’agriculture régénératrice sans réel engagement, menacent la crédibilité du mouvement. Économiquement, cette approche peut réduire les coûts liés aux intrants chimiques, augmentant la rentabilité des agriculteurs de 60 %, tandis que la demande croissante des consommateurs pour des produits durables renforce son potentiel de marché. Cependant, les coûts de transition élevés et le manque de formation technique freinent son adoption, les bénéfices ne se manifestant souvent qu'à moyen ou long terme. Sur les plans politique et social, l'agriculture régénératrice favorise l'innovation technologique et la création d'emplois locaux, tout en stimulant de nouveaux modèles économiques rémunérant les services environnementaux. Mais les politiques publiques, encore trop tournées vers l’agriculture conventionnelle, et le scepticisme de certains agriculteurs face aux changements structurels ralentissent cette transition, nécessitant un soutien plus large et des efforts de sensibilisation pour dépasser ces résistances.

En réalité, l’agriculture régénératrice se déploie sur un large spectre, où les approches philosophiques, de développement et d'entreprise se chevauchent. Pour être une véritable solution systémique, l'agriculture régénératrice  doit transformer à la fois les structures sociales et les pratiques agronomiques. Sans intégration des dimensions sociales et politiques, l'agriculture régénératrice risque de rester une « agroécologie sans politique », négligeant les enjeux de justice sociale et d'équité. Pour transformer en profondeur le système agricole, l’agriculture régénératrice  se présente comme une opportunité stratégique, alliant performance environnementale, sociale et économique. Elle présente des défis et des opportunités qui peuvent être saisies activement par les acteurs économiques.

Le Mapping

En complément de cet article, nous vous proposons un mapping des acteurs de l'agriculture régénératrice, structuré autour de trois grandes catégories. Ce mapping vise à offrir une vue d'ensemble des initiatives et organisations engagées dans la transition vers une agriculture plus durable. La première catégorie, "Accompagner la transition des agriculteurs", regroupe les structures qui investissent dans des solutions financières innovantes et des projets intégrés, rémunérant les services environnementaux rendus par les agriculteurs tout en facilitant leur accès à des marchés rémunérateurs. La seconde, "Innover pour une agriculture résiliente et durable", met en avant les entreprises qui développent des outils de production innovants, des technologies environnementales et des solutions favorisant l'économie circulaire. Enfin, la troisième catégorie, "Cultiver le partage des connaissances", réunit les initiatives dédiées à la formation, l'assistance technique et le partage de savoirs, essentielles pour renforcer les compétences agroécologiques des producteurs. Ce mapping permet de mieux comprendre les synergies entre ces acteurs et leur rôle clé dans la transition vers une agriculture régénératrice.


Conclusion

La transition vers une agriculture régénératrice  ne peut se contenter de vœux pieux ou de demi-mesures. Seul un changement d’approche ambitieux, favorisant des coalitions solides entre agriculteurs, entreprises, ONG, institutions publiques et consommateurs, permettra de changer le braquet et d’accélérer la transformation nécessaire. L'agriculture régénératrice  doit être soutenue par des investissements stratégiques et une volonté collective de réformer en profondeur nos systèmes agricoles et alimentaires. En intégrant des solutions concrètes, de l'innovation technologique à la mise en place de circuits courts, et en promouvant des pratiques plus résilientes, nous pouvons non seulement restaurer les écosystèmes, mais aussi créer une agriculture qui respecte la nature et répond aux besoins des générations futures. Ce n'est qu'à travers une action efficace, financée, et concertée, appuyée par une véritable volonté politique, que cette transformation deviendra une réalité tangible et durable.

Cet article a été écrit en collaboration avec Sofyan Martin, founder de RegenStudio.

  1. Barret, P., 2014. Perte de biodiversité et vulnérabilité sanitaire des systèmes de production. Actes du colloque, juin 2014. Science Po, Chaire Développement Durable, ANSES.

  2. Figure produite par EARA basée sur les travaux de Wang-Erlandsson et al. 2022; Persoson et al. 2022; Steffen et al. 2015, Campbell et al. 2017; Kovac & Kravcik 2023

  3. Sources : Benton, T.G., Bieg, C., Harwatt, H., Pudasaini, R. and Wellesley, L., 2021. Food system impacts on biodiversity loss: Three levers for food system transformation in support of nature. Energy, Environment and Resources Programme, Chatham House.

  4.  Sources :
    FAO, 2023. The State of Food and Agriculture 2023: Hidden costs of agrifood systems. Food and Agriculture Organization of the United Nations. 
    Cabanel, H. and Férat, F., 2021. Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse. Rapport d'information n° 451 (2020-2021), Sénat, déposé le 17 mars 2021. 

  5.  4p1000 : Le réseau 4p1000 a été créé en 2015 lors de la COP21 à Paris, et il s'agit d'une initiative internationale multipartite rassemblant des gouvernements, des organisations de recherche, des ONG et des acteurs privés, avec pour objectif de promouvoir des pratiques agricoles durables visant à accroître le stockage du carbone dans les sols.

  6.  EARA : Organisation de coordination dirigée par les agriculteurs et de plaidoyer politique pour le mouvement de l'agriculture régénératrice  au niveau de l'UE.

  7.  Gabel, M.. (1979). Ho-Ping: Food for Everyone, 1st Edn. Garden City, NY: Anchor Books.

  8.  Rodale, R.. (1983). Breaking new ground-the search for a sustainable agriculture. Futurist. 1, 15–20

  9. Source : Tittonell, P., El Mujtar, V., Felix, G., Kebede, Y., Laborda, L., Luján Soto, R. and de Vente, J., 2022. régénératrice  agriculture—agroecology without politics? Frontiers in Sustainable Food Systems, [online] 6. Available at: https://doi.org/10.3389/fsufs.2022.844261

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