La France face au défi démocratique : et si la Civic Tech était une solution ?
La France connaît aujourd’hui un malaise politique et démocratique. Cela se manifeste notamment par des taux d'abstention élevés et par une montée des extrêmes dans les urnes. 28 % d'abstention en 2022 lors des présidentielles, l’un des records pour une présidentielle lors de la Vème République, 51,83 % lors des européennes de 2024.
Et pourtant, d’après une étude menée par l'Ifop pour Décider Ensemble en décembre 2021, on apprend que 84% des Français pensent que les citoyens doivent prendre une part plus importante dans le processus de prise de décision politique. Les Français ne boudent donc pas la démocratie en tant que telle, mais bien la façon dont elle fonctionne actuellement en France. D’ailleurs, cette étude nous apprend également que 54% des Français jugent que la démocratie ne fonctionne pas bien.
Nombreuses sont les initiatives - gouvernementales ou pas - pour tenter d’améliorer le processus démocratique, dont la plupart ont vu le jour grâce au développement d’internet qui est devenu une véritable arène de l’expression démocratique et civique. On pense notamment à des consultations des citoyens en ligne via des plateformes comme Make.org ou aux budgets participatifs mis en place dans certaines villes pour faire participer les citoyens aux décisions budgétaires de leur collectivité.
En effet, cet espace numérique réunit de nombreux avantages, comme le souligne Patrice Flichy, chercheur et professeur de sociologie à l'Université de Marne-la-Vallée : « Internet, contrairement à la radio ou à la télévision, met en situation d’égalité l’émetteur et récepteur, c’est donc à première vue l’outil idéal pour une démocratie participative où le citoyen pourrait intervenir très régulièrement dans le débat public ». La toile connecte 4,9 milliards de citoyens - et 54,7 millions d’individus en France - et a donc un superpouvoir de dialogue, de discussion, avec une information qui circule instantanément et quasi gratuitement. Internet semble être une vraie opportunité pour connecter les citoyens entre eux et avec leurs dirigeants.
Cependant, cette toile est aussi l’arène des fake news, hackers, complotistes et favorise l’effet bulle. Et avec un développement fulgurant de l’intelligence artificielle la situation devient plus que urgente et de nouveaux défis pour nos démocraties se posent.
Des algorithmes de plus en plus puissants permettent de générer du contenu difficilement différenciable d’une information vraie, accélérant ainsi la prolifération des deepfakes et des fakenews qui influencent l’opinion publique et donc les élections. Il suffit de se rappeler des dernières élections européennes et des législatives en France où l’extrême droite a utilisé l’intelligence artificielle pour faire passer ses messages, d’après un rapport de l’ONG AI Forensics. Et chaque jour c’est 1,5 milliard de fakenews qui sont publiées en 24h, selon ID Crypt Global.
L’utilisation de l’intelligence artificielle à mauvais escient peut également porter atteinte aux droits humains via des systèmes de surveillance et de reconnaissance faciale. Ainsi, l'IA est utilisée pour le contrôle des frontières et les conflits armés, comme l'exemple de "Lavender", une IA qui a ciblé des personnes présumées terroristes, causant la mort de milliers de civils gazaouis. Ou encore un dispositif détectant des mensonges iBorderCtril, testé en Hongrie, en Grèce et en Lettonie : grâce à l’intelligence artificielle les moindres détails des expressions sont détectés et les décisions produites par l’IA peuvent peser lourd sur le destin des milliers de personnes exilées.
L’IA peut malheureusement aussi être un outil de discriminations et de propagation d’idées racistes. En 2025, on estime que 49,3 % du web sera anglophone, marginalisant d'autres langues et cultures. On parle même de “l’annihilation symbolique”, un phénomène où des cultures entières deviennent invisibles dans les bases de données de l'IA. Les scandales survenus ces dernières années en sont la preuve : des algorithmes de santé présentant des biais sexistes et racistes, un algorithme des services de l’emploi en Autriche empêchant l’orientation des femmes vers le secteur informatique, ainsi que des cas de discrimination et de contrôle excessif des usagers de la Caisse nationale des allocations familiales en France, au Danemark et aux Pays-Bas.
A cela s’ajoute l'accroissement des inégalités entre les pays du Nord et du Sud, les derniers n’ayant pas suffisamment de moyens prennent du retard dans la course à l’IA plus puissante et en plus subissent des conséquences désastreuses sur l’environnement du fait de l’extraction des minerais nécessaires pour la production de batteries et de l’emplacement de data centers. La question de l’exploitation des travailleurs du Sud se pose également, comme les Kényans payés moins de 2$/heure par OpenAI pour labelliser des contenus toxiques.
Enfin, les biais de l'IA face aux défis environnementaux sont alarmants. Une étude de l'Université de Colombie-Britannique sur 1 500 réponses de chatbots a montré que dans 72 % des cas, ces IA ne remettent pas en cause les actions des entreprises et des investisseurs, et évitent de citer les solutions systémiques comme la remise en question du capitalisme ou la désobéissance civile.
Le numérique a donc le pouvoir de transformer l’espace virtuel en véritable agora démocratique… ou de le laisser sombrer dans le chaos, tout cela à une vitesse phénoménale dans le contexte de la révolution apportée par l’intelligence artificielle. Alors, comment les Civic Tech peuvent-elles rendre le pouvoir aux citoyens et préserver nos démocraties ?
La notion de Civic Tech est une notion parfois fourre-tout, aux contours flous. La Knight Foundation, l’une des premières instances à en donner une définition, la décrit comme “tout projet à finalité ouvertement citoyenne qui utilise les nouvelles technologies”. Cette définition très large peut prendre en compte des plateformes d’échanges d’information et collaboratives comme Waze ou Wikipedia. Nous nous concentrerons ici sur une définition plus restrictive de la Civic Tech en la réduisant à toutes les technologies qui permettent de renforcer et de protéger la démocratie - nous excluons ainsi les poltech (technologies à visées électorales) et les govtech (plateformes mises en place par les institutions gouvernementales pour améliorer leur fonctionnement). Clément Mabi, maître de conférence à l’UTC de Compiègne en donne une définition similaire en la définissant comme “l’ensemble des initiatives visant à transformer les règles du jeu démocratique en intégrant une culture du numérique”. Nous ne nous concentrerons cependant pas uniquement sur la démocratie gouvernementale, mais aussi sur la démocratie au sein d’une association, d’une entreprise, ou de toute structure ayant un groupe décisionnaire.
Le marché de la Civic Tech regroupe une multitude d’acteurs. Les opérateurs de Civic Tech peuvent avoir divers statuts juridiques : des ONG, des associations, des collectifs, des entreprises privées. Les ONG et les associations sont largement majoritaires dans le paysage.
Les Civic Tech prennent la forme d’un interlocuteur entre un groupe de collaborateurs (citoyens français, collaborateurs d’une entreprise…) et un groupe décisionnaire. De fait, elle doit autant impliquer le groupe de collaborateurs que les décisionnaires. Gouvernement, collectivités, entreprises et institutions publiques sont ainsi impliqués dans ce marché. Les collaborateurs de la Civic Tech sont donc variés et s’imbriquent, comme des poupées russes : le citoyen, vivant dans une commune, est aussi salarié, et probablement membre d’une association sportive, peut utiliser une Civic Tech dans chacune des strates de sa citoyenneté.
Mais concrètement, à quoi sert une Civic Tech ? Comment peut-elle atteindre son objectif final qui est de renforcer et de protéger la démocratie ? Il y a plusieurs champs d’action et typologie de Civic Tech : plateformes de pétition et lobbying citoyen (Change.org), d’action collective (Ecotizen), de dialogue avec les élus (Fluicity), ainsi que des plateformes de participation et de budget participatif (Cap Collectif). Souvent, on retrouve en filigrane la volonté d’augmenter et de faciliter la participation citoyenne, de promouvoir une plus grande transparence politique, et de désintermédier le dialogue entre les élus et les administrés.
Par exemple, Make.org est une plateforme de mobilisation citoyenne qui vise à transformer la société en permettant à chacun de proposer, voter et agir sur des idées pour l'intérêt général. Depuis sa création, elle a impliqué plus de 5 millions de citoyens et collaboré avec plus de 150 organisations partenaires. Une de ses consultations emblématiques, "Comment agir ensemble pour l’environnement ?", a rassemblé 540 596 citoyens, générant 13 682 propositions et 2,36 millions de votes. Cette mobilisation a abouti à un plan d’action sur deux ans, comprenant 10 mesures concrètes déployées avec succès à l’échelle nationale, telles que des campagnes pour réduire les déchets plastiques et promouvoir les circuits courts !
Toutes les parties prenantes ont des intérêts différents et des enjeux différents sur le marché des civitech, qui s’avère, à bien des égards, nébuleux.
Tout d’abord, se pose la question du financement de telles initiatives. On a vu que les acteurs de la Civic Tech vont des petites organisations locales (Rudi) à des organisations à portée mondiale (Avaaz.org), en passant par de belles startups ambitieuses (Make.org). On a donc des modèles lucratifs, des modèles open source (souvent des associations), ou des modèles portés par des subventions publiques. Ce qui est sûr, c’est qu’une Civic Tech doit trouver des solutions de tiers financement, car faire payer le citoyen pour de la démocratie serait un non-sens total (la démocratie, c’est gratuit !). Dans le même temps, si un acteur de la Civic Tech se rapproche de financeurs, qu’ils soient privés ou publics, on peut rapidement imaginer les conflits d'intérêt qui peuvent en découler. Donc peu importe la forme de la Civic Tech, l’enjeu de son financement est un point à surveiller de près pour garantir l’indépendance et l’impartialité de la structure.
Concernant plus particulièrement les startups, une Civic Tech qui lève des fonds doit redoubler d’efforts sur le choix de ses actionnaires pour s’assurer qu’ils partagent la même vision. La valorisation est également un sujet sensible : valoriser les données est l'écueil dans lequel il ne faut pas tomber. La valeur d’une Civic Tech réside bien plus dans le nombre de décisions démocratiques qu’elle permet de prendre, dans le nombre de personnes éloignées des sentiers démocratiques qu’elle permet de toucher.
Autre point marquant du marché de la Civic Tech, la concurrence pose un certain nombre de questions. La démocratie doit en effet rassembler tous les citoyens. La concurrence des Civic Tech est possible si, sur un même segment, les entreprises s’accordent et souhaitent travailler ensemble, porter ensemble les grandes causes aux instances concernées. Il est déjà tellement difficile de réussir à faire porter une voix au niveau des instances de décision, que si l'on souhaite qu’elle soit entendue et écoutée, il ne faut pas la multiplier mais la renforcer. C’est un point sur lequel il faut être attentif : dans quelle mesure ce projet souhaite collaborer avec les autres acteurs pour avoir le plus gros impact ? Si en démocratie participative, chaque outil fait sa soupe, ce n’est pas du tout représentatif.
Concernant la régulation, plusieurs points sont également très importants : comment s’assurer de l’impartialité des outils de civitech ? Comment protéger les données collectées lors des consultations citoyennes ? Et la question la plus inquiétante qui se pose aujourd’hui : comment mettre l’IA au service de nos démocraties et non à leur affaiblissement ?
Comme annoncé lors du Sommet de l’IA 2025, l’objectif est de rendre “l’IA plus inclusive et durable pour les peuples et la planète”. Et pour cela l’enjeu premier est de “comprendre ce que fait l’IA et d’en informer les citoyens … pour la faire servir pour le bien et l'utiliser contre le pire”, souligne Frédéric Worms, professeur de philosophie et directeur de l'École normale supérieure, dans un entretien accordé à France Inter.
L’enjeu sur lequel les citoyens semblent être d’accord. Dans un rapport de Make.org, réunissant les idées de 12 000 citoyens, plusieurs idées émergent et semblent faire consensus : sensibiliser et informer le public, réglementer l'IA, y compris au niveau mondial, et l'intégrer aux outils existants plutôt que de les remplacer.
Les discussions doivent se faire au niveau plus global pour que les risques de l’IA pour nos démocraties soient prévenus et contrôlés au mieux. Une avancée majeure est l’adoption de l’IA Act par le Parlement Européen dont les premières mesures sont entrées en vigueur en février 2025. Concrètement, seront interdites les logiciels de “notation sociale”, qu’ils soient privés ou publics, à l’image de ceux déployés en Chine, ainsi que les intelligences artificielles de “police prédictive individuelle” cherchant à évaluer la probabilité qu’une personne commette une infraction. S'ajoute à cela la “reconnaissance des émotions” utilisée en milieu professionnel ou scolaire pour analyser le comportement des employés et des élèves et “l’exploitation des vulnérabilités des personnes, la manipulation ou les techniques subliminales”. L’identification des individus par reconnaissance faciale en temps réel dans l’espace public, ainsi que la classification biométrique visant à déduire des informations sensibles telles que l’origine ethnique, les convictions politiques ou religieuses, l’orientation sexuelle ou l’appartenance syndicale sont également bannies, à quelques exceptions pour les forces de l’ordre.
La diversification des sources de données et la reconnaissance de la valeur des créateurs issus de différentes cultures sont également essentielles à intégrer pour réduire les biais et favoriser une IA plus inclusive, comme le souligne le rapport du Cap Digital “L’IA des Lumières”. Le cœur du problème est, cependant, que l’appareil législatif s’adapte très lentement aux innovations technologiques qui chaque jour deviennent plus performantes et plus difficiles à contrôler : ainsi, les principaux volets de l’IA Act entreront en vigueur qu’en août 2025, notamment des obligations de transparence pour ChatGPT, Gemini ou Le Chat.
Aujourd’hui plusieurs outils de garde-fous existent et permettent de protéger nos données et de vérifier des informations diffusées … et pour cela ils se servent de l’IA - voici un exemple de l’utilisation de cette technologie révolutionnaire au service du bien commun. Par exemple, Askvera est un chatbot développé par une ONG LaReponse.Tech qui permet de vérifier si une information est un fake news ou pas. Ou encore Vaultys qui propose des outils d’identification et d’authentification décentralisés pour une sécurité numérique renforcée. Les Civic Tech elles-mêmes se servent des algorithmes pour améliorer la performance de leur travail. Des institutions publiques ont aussi leur rôle à jouer : par exemple, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui anime l'observatoire de la vie politique et de la vie citoyenne depuis 2012.
Enfin, il ne faut pas oublier que la Civic Tech ne résout pas - et n’entend pas résoudre - les problèmes structurels de notre société, notamment parce qu’elle ne remplace pas d’autres formes de participation citoyenne (et elle exclut d’ailleurs 15% de la société française qui est en situation d’illectronisme, selon Insee). L’une des raisons pour lesquelles les Français ont ce malaise démocratique est également le manque de justice sociale ressenti, qui provoque un sentiment d’abandon de l'État et insuffle l’envie de ne plus croire au système démocratique. 30% des Français ont confiance dans la politique et bien sûr une réponse est différente en fonction de la CSP à laquelle on appartient : 24% pour les CSP- et 41% pour les CSP+, 12% pour les chômeurs. Cet aspect-là ne peut définitivement pas être résolu par une Civic Tech…
Les Civic Tech ont, en revanche, le potentiel de renouer le dialogue entre citoyens et élus, d’injecter plus de transparence dans le fonctionnement des institutions et de réinventer les formes de pouvoir d’agir des habitants. Le développement de l’IA représente à la fois un risque et une opportunité pour nos démocraties, un sujet qui devient central pour tous, y compris les Civic Tech. L’enjeu est de détourner l’usage de l’IA à des fins de manipulation, d’ingérence, de déstabilisation d’un pays et d’en faire un outil qui rendrait la participation citoyenne dans le débat public encore plus massive, renforçant ainsi nos démocraties.
Découvrez notre mapping (non exhaustif !) des acteurs français et européens de la Civic Tech et n’hésitez pas à nous contacter pour le compléter !
Crédit photo (photo de couverture) : NewUnion_org de Pixabay